Deux grognards en goguette
Les vétérans de l'armée de Napoléon se voient offrir un voyage organisé à destination d'Avignon.
« Lorsque les Sieurs ALLARD et GILLY reçurent de Monsieur le Préfet l’invitation de se rendre à Avignon, ils vinrent me trouver à Saint Barthélémy où je me trouvais pour faire réparer les chemins vicinaux et ils me dirent qu’ils étaient partis de leur maison à la hâte, sans prendre de l’argent, que je voulasse bien avoir l’obligeance de leur en procurer pour faire leur voyage. Comme je n’avais pas d’argent sur moi et que je savais que la caisse municipale était à sec, je ne pris pas la peine de leur faire un mandat sur le receveur municipal, mais j’empruntais à Mr JURAMY de St Barthélémy 80 francs que je leur remis…. » C’est Jean Jacques CLARIOND (1), maire de Méolans, qui le raconte dans une lettre adressée au Sous-préfet de Barcelonnette. Il a été désigné maire suite aux élections des 5 et 12 septembre 1852, et vers le 20 septembre ses premiers tracas d’élu ont commencé.
Jean Honoré ALLARD (2) et Jean Pierre GILLY (3) sont deux anciens militaires, « qui ont suivi le Grand Napoléon jusqu’en Allemagne ». Le 17 septembre 1852 le Préfet leur a posté une lettre les invitant à se rendre en Avignon pour le 24 au matin, afin de rendre hommage au Prince Président Louis Napoléon Bonaparte en voyage à travers toute la France.
Le contexte historique est très particulier puisqu’il s’agit de la période entre le coup d’état du 2 décembre 1851 et la proclamation de l’empire le 2 décembre 1852.
Le département des Basses Alpes fut un centre de résistance active au coup d’état et la répression contre ces soulèvements a été très sévère, on y a vécu cet épisode avec effroi. Le futur Napoléon III n’est pour l’instant que le Prince Président. Il veut affirmer son pouvoir, gagner la confiance du peuple, et rétablir l’empire. Dans ce but il a entrepris un tour de France début septembre, officiellement pour mieux connaître les attentes de la population afin de les satisfaire, en réalité pour obtenir l’adhésion populaire à son projet impérial, engagé depuis juillet. Les régions du midi, qui sont les moins acquises à sa cause, sont particulièrement visées. Les déplacements sont savamment organisés, sous l’impulsion de Persigny son ministre de l’intérieur. Des moyens colossaux sont mis en œuvre pour assurer le succès : défilés militaires, diners, bals, spectacles, distribution de secours aux indigents, une statue à Lyon… On veut déplacer les foules. Les préfets ont reçu des consignes très explicites, ils doivent organiser des délégations avec bannière « Vive l’Empereur », (lequel ? on joue sur l’équivoque). Dans les préfectures on devra enregistrer pour la postérité ces évènements si glorieusement exceptionnels….
Le Sous-préfet de Barcelonnette relaye toutes ces consignes, et essaye de composer la délégation de l’arrondissement, avec des notables locaux et des vieux grognards.
Les Basses Alpes sont convoqués en Avignon pour le 24 septembre à 6 heures du matin. C’est loin Avignon, le passage du Lauzet n’est toujours pas sécurisé pour les diligences, et il faut 15 heures de route entre Digne et Avignon. La lettre d’invitation peut s’accompagner d’un « secours de route » pour le voyage. Les vieux militaires ne doivent pas être trop susceptibles, en fait ils reçoivent un « passeport d’indigent » ! Déjà leur maigre pension s’appelle « secours viager » et on les nomme « vieux débris de l’armée »…Et la lettre pour les vétérans se termine par « je donne les instructions à votre maire pour qu’il vous procure les moyens en argent ». Voilà pourquoi nos deux compères de Méolans s’étaient précipités au-devant de leur maire, sans « avoir le temps » de prendre des sous chez eux (mais en avaient-ils les moyens ? excellente excuse!).
Il semble que l’enthousiasme pour ce voyage ne soit pas partagé par tous les invités de l’arrondissement de Barcelonnette. Nombreux sont ceux qui s’excusent par courrier, mais avec une extrême prudence : ils sont très honorés de l’invitation, accepteraient avec plaisir cette invitation si flatteuse, mais ont tous une bonne raison pour ne pas partir. Le Substitut du Procureur, le Directeur des Douanes, ne peuvent abandonner leur poste sans conséquence grave, le Commandant de Tournoux n’a plus le temps de demander et recevoir une autorisation de sa hiérarchie et les gradés ne peuvent abandonner le fort. Le notaire GUIRAND d’Allos souffre de douleurs rhumatismales. Des élus s’excusent aussi, André JEAN maire de Meyronnes, à cause de sa position de fortune et des fonds de la commune complètement épuisés. Joseph PELLISSIER maire d’Allos explique que les chemins sont ravagés par les orages, il lui faudrait déjà deux jours pour aller à Digne par les crêtes, et il est en retard d’un mois pour les semences de l’année prochaine. Le vieux soldat Honoré MATHERON des Thuiles est « atteint de cécité », le maire lui fait un certificat pour le dispenser…
La visite du Prince Président dans la cité des papes a bien eu lieu et fut des plus somptueuses, à peine perturbée par une tentative d’assassinat déjouée à Marseille, où on l’attendait le lendemain…On a pu lire dans la presse locale « Le Mercure Aptésien » : « Les habitants des Basses Alpes étaient descendus par milliers et l’on a compté à Apt où ils ont séjourné, soit en allant, soit en retournant, plus de 400 charrettes ou voitures chargées du transport des députations de chaque commune, même des plus éloignées de la vallée de Barcelonnette… ».
Faut-il toujours croire la presse ?
Éternel problème.
Le ministre avait dit de tout consigner pour la postérité, il serait bien déçu de ne pas trouver trace de ce formidable déplacement de population dans les archives…, si ce n’est quelques notes de frais, la comptabilité peut raconter bien des histoires.
Qui est parti de l’Ubaye? Le Sous-préfet a reçu une note de frais personnelle, envoyée par le Directeur de Cabinet du Préfet, avec humour : « mon cher Sous-préfet, …après la fête il faut en venir au quart d’heure de Rabelais… » 120 francs de transport, pour 6 personnes dont Mr le Curé de Barcelonnette, le buraliste Merlin et un capitaine des douanes. Il y a même eu supplément aux frais de transport, au moment de partir un notable a refusé de s’asseoir à côté d’une certaine personne, on a dû réaménager les voitures, qui d'ailleurs n'étaient pas celles qui avaient été demandées…
A leur retour, se pose le problème de l’indemnisation des anciens militaires qui sont allés acclamer le futur Napoléon III. Le 17 octobre à Méolans, les nouveaux élus Jean Jacques Clariond et son conseil, la tête nue et la main levée ont été obligés de prêter serment, puis de signer « Je jure obéissance à la constitution et fidélité au Président ». Et de suite après, ils votent un crédit de 24 francs pour indemniser Allard et Gilly, qui heureusement étaient revenus avec 40 francs sur les 80 prêtés !!! Hélas, une erreur matérielle s’était glissée dans la consigne du Sous-préfet, ils avaient droit au double, soit 24 francs chacun ! Le contrordre arrive trop tard, on ne revotera pas de supplément. Même problème dans bien d’autres communes, le conseil municipal de Barcelonnette n’a plus un sou pour ses délégués, il vote un refus d’indemnisation, en reportant la demande à l’année suivante…
Un recours en sous-préfecture de Barcelonnette est formé par 7 militaires non indemnisés, on fait suivre à Digne. Le préfet répond lui-même (cyniquement), le 9 novembre, qu’un secours de route se perçoit pendant les déplacements et non « des mois après » ! Il interdit alors toute indemnisation, et met fin à cette question, qualifiée d’imbroglio financier par son Directeur de Cabinet.
En conclusion, dans les archives départementales nous ne pouvons compter que 15 personnes de l’Ubaye, dont 2 de Méolans, qui ont fait le déplacement en Avignon pour acclamer le Prince Président à son arrivée le 24 septembre 1852 à 12h30 sur le débarcadère du Rhône, et suivre en délégation le cortège officiel, peut être avec un drapeau en lettres d’or demandant le rétablissement de l’Empire en la personne de Louis-Napoléon… A Digne le Préfet rend compte du succès de la délégation des Basses Alpes : 4000 participants selon lui.
Mais Mr JURAMY (4) de St Barthélémy a-t-il été remboursé de ses 80F ? Ou l’histoire s’est-elle terminée en une éternelle discorde?
(1) CLARIOND Jean Jacques, Le Martinet, conseiller municipal depuis 1841, N vers 1798, fils d’Honoré et Sicard Madeleine, époux de Marie Henriette Donadieu (Revel, La Fère)
(2) ALLARD Jean Honnoré, Godeissard, N 1790 à Montclar / D 1855, fils de François et Marguerite Bernard, époux de Marie Julie Hermelin
(3) GILLY Jean Pierre, garde champêtre, St Barthélémy, N vers 1781 / D 1861, fils de François et Rose Gilly, époux de Marie Françoise Reynaud
(4) JURAMY Esprit, St Barthélémy, N 1798 fils de Paul et Marguerite Derbes, époux de Françoise Manuel. Conseiller municipal en 1852.
Sources : - Délibération commune de Méolans en date du 17 octobre 1852, relevée et signalée par Albert Lebre
Archives Départementales des AHP liasse 1Z010
« 1852, Le Prince-Président à Avignon, Eléments de réponse à M. de Persigny » par Yves Gonin. Annales de Haute Provence, Bulletin de la Société Scientifique et Littéraire des Alpes de Haute Provence n° 311, de 1990.