En chemin
Si je devais un jour conter l'histoire de tous ces villageois qui nous ont précédés je commencerai ce travail de mémoire par celui sans qui ils seraient va-nu-pieds et qui les a servis à longueur de journées en ployant son échine sur les semelles noires de leurs humbles souliers.
Jules était celui là, vaillant parmi les braves, tout entier appliqué à coudre et ravauder, refaire une paire neuve de godillots troués, réparer les blessures des pas de la vallée.
Il recevait parfois de bien vieilles épaves, en des yeux le priant de faire de son mieux, car les pas sont nombreux et la matière rare en ces chemins de pierres pleins de bosses et de creux.
Il se fâchait aussi en voyant la misère que les pieds racontent bien mieux que les idées, toutes les façons tordues d'aller sur cette terre qui lui donnaient grand peine à se faire racheter.
Et puis lorsque la fête s'invitait aux villages, en la noce annoncée de jeunes épousés, il mettait tout son cœur à polir le cuir tendre pour faire de la chaussure parure de mariés.
Reconnaissant chaque être par l'allure singulière qu'il a de cheminer, c'est à livre ouvert qu'il lisait en leurs traces, les accompagnant du premier pas au dernier.
Il est tombé un jour en ouvrant la porte de cette sombre échoppe où le cuir l'attendait et repose depuis en la première place tout au coin de l'entrée du petit cimetière où ses pas sont couchés.
Nous avons aujourd'hui de multiples manières de faire du chemin sans user nos souliers et parcourons sans peine des distances si grandes qu'elles auraient fait pâlir l'âme du cordonnier.
Pourtant si nous voulons retrouver la mémoire, sentir battre le cœur en l'espace habité, nous pencher sur la terre pour l'entendre respirer, c'est un pied devant l'autre qu'il nous faut avancer.