Jeannette, Émile et Jean
Fin avril 1944, le soir tombe sur le hameau des Testus dans la vallée du Laverq. Les Testus, ce sont trois grandes bâtisses en contrebas de la route près du village de Saint-Barthélemy. Jeannette Gilly y vit alors avec ses parents et ses deux petites sœurs.
Elle a aujourd’hui 93 ans et se souvient :
On a frappé à la porte, nous étions inquiets. Les Allemands faisaient des rondes. Mon père a ouvert. Nous nous sommes pressées derrière lui, curieuses et un peu apeurées. Sur le seuil un homme s’est présenté, grand, les cheveux roux, les yeux clairs. C’était Jean Lippmann, le responsable du maquis réfugié là-haut, à l’Abbaye, au bout de la route.
Il est entré, il nous a demandé si nous pouvions lui prêter le Lambournet, haut perché sur la crête, car il craignait qu’avec la fonte de la neige, la route ne redevienne accessible aux Allemands. Il fallait mettre ses hommes à l’abri. Le Lambournet, c’était la ferme où ma famille maternelle passait l’été : une grande maison, avec une étable, une écurie, un parc à moutons. On y semait l’orge, on y faisait les foins, il y avait tant de fleurs.
Mon père n’a pas hésité. Il a dit oui, bien sûr. Dans la vallée, nous connaissions l’existence des maquisards et certains les soutenaient, comme Maurice Roux aux Taroux, Joseph Gilly ou le père Collomb aux Clarionds. On savait aussi qu’il y avait deux médecins parmi eux, qui soignaient gratuitement les gens du Laverq. Alors on avait envie de les aider.
L’accord conclu, Jean est remonté à l’Abbaye. Il a d’importantes responsabilités dans la Résistance régionale, c’est un bourgeois, un Niçois, un Juif. Émile, le père de Jeannette, est retourné à son travail. C’est un homme carré, un paysan simplement, un homme de la terre et de sa vallée. Brun, moustachu comme le montre aujourd’hui une belle photo sur le buffet de la maison des Testus.
Le 1er mai, les résistants ont quitté le presbytère de l’Abbaye où ils ont passé l’hiver. Ils ont chargé les mulets avec armes, bagages et même un très lourd poêle à bois. Début mai, les nuits sont encore froides à 2000 m ! Ils ont traversé le ravin des Clarionds, grimpé les pentes vers Costebelle jusqu’au Lambournet sur la crête. Un sacré perchoir disait-on, d’où on pouvait surveiller la circulation le long de l’Ubaye en contrebas, à l’abri de toute tentative d’incursion allemande. Jeannette me raconte qu’Éva, la fille de Jean, y a fait son lit dans le grand meuble où la famille conservait les grains.
Désormais, Jean descendra souvent le soir les 800 m de dénivelé qui séparent le Lambournet de la grande maison des Testus. Émile et lui ont alors 53 ans, Jeannette 17. Sur la terrasse on entend bien le torrent de la Blanche qui gronde fort là-bas dessous. Les deux hommes tirent sur leur pipe dans l’obscurité qui envahit le vallon. Jeannette les écoute. Ils parlent de leur guerre, la Grande Guerre bien sûr, celle qu’ils ont partagée sans se connaître, le Chemin des Dames, Verdun. Jean l’a terminée sous-officier d’artillerie, très médaillé car c’est un baroudeur. Joseph a été tout simplement bien content de la terminer.
Jeannette écoute, elle n’en perd pas un mot. Elle a encore aujourd’hui le souvenir vif de ces soirées de mai 1944, de sa découverte d’un Monsieur de la ville si différent de son père et de cette fraternité qui peut effacer les différences entre deux hommes, quand ils ont partagé les mêmes combats. Soixante-dix ans plus tard, elle osera me dire timidement que Jean était un homme un peu autoritaire. C’était une jeune fille observatrice et perspicace !
Jean les quittera dans la nuit pour remonter vers l’abri des crêtes. Il a encore de bonnes jambes et sans doute aussi besoin de parler. La Grande Guerre, c’est l’expérience la plus forte qu’ont vécue les hommes de sa génération, qu’ils soient de la ville ou de la campagne. Ils ont beaucoup de souvenirs à partager.
Jeannette, Émile et Jean. La jeune fille, devenue une vieille dame, n’a pas oublié cet homme, qui n’est jamais devenu un vieil homme, tombé deux mois plus tard sous les balles des Allemands. Elle a vécu l’incendie de la grande maison, a élevé ses jeunes sœurs, est restée auprès de son père, puis est devenue cuisinière à l’École Normale d’Instituteurs à Digne. C’est une dame âgée, très digne, très droite. Elle garde un souvenir ému de mon père, un des deux médecins du maquis, qui est accouru lorsqu’on a eu besoin de lui. Elle se souvient…
Reste aujourd’hui la grande maison de pierre, reconstruite, avec son toit de bardot et sa terrasse, sans compter le beau potager que Jeannette continue à entretenir.
Article paru dans la revue "Toute la Valeia" N°90
avec l'aimable autorisation de la Sabença