La forêt sans heures
"Ira-t-elle encore loin, cette arche merveilleuse évitant les écueils de futurs immédiats et de regards aveugles ? »
Christophe Sidamon-Pesson, Michel Blanchet, Queyras
Quand le chemin semble se perdre
Là où le regard s'arrête
Laisse les yeux de tes pas
Écouter la feuille
Chanter la sève
A l'orée du silence
En cette odeur de mousse
Venue de si loin saluer ton passage.
Lorsque j’ai accueilli ces mots je ne savais pas que c’était aussi un cri de forêt, un appel puissant et ténu à la fois transmis comme la sève, de branches en branches, de fleurs en fruits, au fil des saisons, à l’orée d’un siècle marchand qui pourrait faire feu de tout bois.
Le pas attentif, en lisière de forêt, offre au regard la fraternité en marche sous la forme de tant de vies mêlées les unes aux autres dans une étroite symbiose, de la moindre mousse hébergeant la fourmilière à ces enfants-sapins qui grandissent à l’ombre des anciens. Tout se tient.
Le froid et le gel, le chaud et le sec viendront, puis à nouveau les jeunes pousses, les nids, les appels de loin en loin célébrant la trame secrète de la vie.
C’est un amour puissant que celui d’une forêt.
Un amour sans attente, sans but, tout entier offert en louange à la vie. Une vie où chaque singularité a sa place en parfaite osmose, des plus vieux aux plus jeunes, des plus vaillants aux plus fragiles, une seule Main circule.
Que fera la main de l’homme s’il oublie un jour de servir lui aussi cet élan singulier qui le fait s’émerveiller et préserver de toutes ses forces un fragile écosystème ?
Se peut-il que vienne un temps où le mot forêt sera si vide de sens qu’il faudra l’expliquer aux jeunes enfants dans des livres au lieu de leur donner la main sur le sentier ?
Il y a quelque chose qui tremble sous l’écorce quand peu à peu nos mots s’efforcent de dessiner le devenir du milieu forestier et pastoral, au lieu et place de sa libre existence.
Quels que soient nos savants calculs on ne plante pas une forêt, l’intelligence de la Vie dépasse l’idée que nous avons d’elle. Puissions-nous la servir au nom de la Beauté.
Le poète nous avertit :
Dans la forêt sans heures
On abat un grand arbre.
Un vide vertical
Tremble en forme de fût
Près du tronc étendu.
Cherchez, cherchez, oiseaux,
La place de vos nids
Dans ce haut souvenir
Tant qu’il murmure encore.
Jules Supervielle