La vielle du Laverq
Hiver 1969-1970, emprisonné en Avignon par mes études, je cherche mon salut dans les rêves de Basses-Alpes en regardant les cartes que l’on appelle alors « cartes d’état-major », et je vois le vallon du Laverq, perdu à souhait, sans station de ski, ni immeubles.
Un week-end, avec un compagnon d’infortune, on met les skis de fond dans la deux-chevaux, et on essaie de monter à l’Abbaye. A la scierie, la deux-chevaux refuse de continuer, mais comme elle est légère, on la pousse facilement sur le côté et on sort les skis de fond. Deux épingles au-dessus des Clarionds, on ne tarde pas à perdre le soleil, et nos équipements folkloriques d’étudiants désargentés ne luttent pas très bien contre le froid.
Je comprends mieux ma maman qui me raconte son enfance, quatre kilomètres à pied matin et soir pour aller à l’école dans la neige et le froid...
Silence absolu.
Neige froide, qui n’est pas revenue du tout, peut-être tombée plusieurs semaines avant. Le soleil frappe encore les Séolanes, mais nous ne pouvons que le regarder…
Petite oppression, on ressent la condition humaine, nous ne sommes rien…
Voilà enfin l’Abbaye, et… là, une dame en noir traverse la route devant nous. Comme nous venons la saluer, surpris, elle nous explique qu’elle habite là avec son frère, Faustin, et sa sœur Marthe. Elle, c’est Angèle.
Elle nous invite à entrer et on nous offre le café ; Je pose mes questions habituelles, sur la musique et le quotidien, Faustin m’explique que leur père jouait de la vielle, mais ne sait pas me dire où est passé l’instrument, et d’ailleurs « ça faisait un son pénible ». C’est tout juste s’il ne me dit pas que personnellement, il préfère les Rolling Stones. Il m’explique aussi qu’il y avait avant le pont de Baud un homme qui travaillait bien le bois, à qui le violoneux de la vallée avait apporté son instrument à réparer après l’avoir à moitié détruit en se cassant la figure, rentrant chez lui après une veillée, en marchant sur une trace rendue glissante par le passage d’un cheval qui avait tirassé du bois.
Nous repartons très émus par ces personnes, qui vivent ce que je crois naïvement être une vie de rêve, mais dont je mesure aujourd’hui les aspects les plus durs…
Plus tard, je vais poser mes questions au hameau de Mariaud, au-dessus de Prads, dans la vallée de la Bléone, où les derniers habitants ont vu la famille Collomb à la télévision avec une grande émotion, émerveillés de savoir qu’il y a là des personnes qui vivent comme eux, juste derrière la montagne.
Les années passent, et je remonte régulièrement au Laverq, l’hiver, pour la peau de phoque pas encore appelée ski de rando, et les balades l’été ; nous dormons avec délices dans l’ancienne école qui sert de refuge, et nous allons saluer la famille Collomb.
Un jour de printemps, comme je regarde l’heure sur la comtoise, Faustin me dit :
- Ne regardez pas ma pendule
et je demande :
- Vous êtes resté à l’heure d’hiver ? (que l’on vient de rétablir en France), mais il me répond :
- Non
Intrigué, je vais lire l’heure dans la voiture, il y a vingt minutes de décalage avec l’heure de la maison…. Pourquoi donc ?
Vingt ans plus tard, je lis un grand nombre d’almanachs provençaux pour préparer un spectacle, et j’apprends que l’heure légale n’a été instituée en France qu’en 1891 en raison de la mise en place du réseau ferroviaire, sous le doux nom de « heure temps moyen de Paris ». La Provence avait alors vingt minutes de décalage avec Paris, et au fond du Laverq, rien n’avait changé… Quel plaisir de constater que la famille Collomb a résisté pendant une centaine d’années à sa façon aux décisions des Parisiens !
Quelques années passent, et un copain qui sait à quel point je m’attache à rechercher les vielles m’annonce qu’il a trouvé la vielle du Laverq, et que je n’ai qu’à venir la voir et la photographier. Après avoir trépigné trois jours, le samedi, j’attrape mes fils, les biberons et les duvets, et nous filons au Laverq.
A la scierie, Domnin est devant chez lui et me salue : comme je lui parle de vielles, il me confirme que la vielle est bien chez sa sœur Léa. Je me précipite, mais on est samedi, elle est descendue au marché de Barcelonnette, je dois revenir demain. Nous filons à notre refuge bien-aimé de l’Abbaye, je rêve de vielle toute la nuit, le lendemain matin, nous redescendons, et quand je frappe à la porte, la sœur de Faustin me dit :
- C’est mon frère qui vous a dit que la vielle était ici ? Mais il ne s’est pas rappelé : c’est lui qui l’a brûlée quand il a rangé le galetas ! Et puis je vois que ça vous contrarie, je vous l’aurais bien donnée, vous savez... »
Il m’arrive, les soirs où j’ai du mal à accorder ma vielle, d’avoir une pensée émue pour Domnin Gilly en train de se frotter les mains au-dessus de son poêle où brûle la mythique vielle du Laverq….
Petite anecdote : jouant de la vielle, j’ai appelé mon deuxième fils Faustin, hommage à Faustin Collomb, lui-même fils de vielleux…