Morts pour la patrie
J’ai de la veine d’avoir Bertin pour sergent… c’est Baptistin Chevallier, d’Uvernet, qui l’écrit à sa famille le 11 décembre 1914. Hélas cette chance ne va pas suffire.
Pour le moment, Baptistin est en bonne santé, il aimerait bien recevoir un petit colis avec du chocolat ou du saucisson, et aussi du papier à lettre… Il ne fait pas très froid, mais il pleut toujours, ils sont dans la boue. Benjamin lui a raconté sa terreur pendant l’attaque du Mesnil le 28 aout, mais plus de nouvelles de Joseph. Il pourrait être prisonnier ?
Depuis 3 mois qu’ils sont partis de Gap, ils ne se sont plus déshabillés ni couchés dans un lit, « si on a le bonheur de retourner de la guerre, on ne sera pas difficile »…
Six jours après cette lettre, le 17 décembre 1914, Jean Baptiste Chevallier est tué, en Belgique dans les polders inondés. L’armée écrira : « Soldat brave et plein d’entrain tombé glorieusement à son poste de combat. A été cité.
Le 18 décembre 1914, le sergent Bertin Tron écrit lui aussi à sa famille, voisine des Chevallier à Uvernet, et annonce la mort du jeune Baptistin qui l’a bouleversé.
Bertin raconte la guerre, il est embourbé sur les bords de l’Yser. On n’est qu’au début du long conflit, la censure militaire n’est pas encore à son paroxysme, pour « ne pas nuire au moral ». Bertin raconte la guerre dans son horreur avec les mots de sa génération, on y reconnaît les idées d’honneur, courage et patriotisme inculquées à outrance avant la grande guerre. Bertin, ancien séminariste, est devenu soldat. Mais les hommes pleurent aussi et le disent.
Pas plus de chance pour Bertin, il tombe 2 jours après avoir donné ces nouvelles. Il vient de refuser le grade d'adjudant, préférant porter son sac et son fusil. Sa médaille sera posthume, une citation en 1920 : « Brave sous-officier, courageux et dévoué ; s’est particulièrement distingué en exécutant volontairement des reconnaissances sur les lignes allemandes. Mort pour la France à la tête de sa section qu’il entrainait à l’assaut. A obtenu la médaille militaire pour sa belle conduite au feu ».
Au-delà de cette communauté de destin pour les deux hommes, une alliance a uni leur deux familles ; de voisines et amies, elles sont devenues parentes. Arrière petite nièce des soldats, Lisa Tron a réuni avec émotion ces deux ultimes témoignages. Rechercher leur histoire a été un moyen de leur garder une place dans la mémoire familiale.
Elle y demeure désormais sous le nom de histoire de Bertin et Baptistin.
Jean Baptiste Simeon (Baptistin) Chevallier était né à Uvernet, le 8/02/1894, fils ainé de Jacques Antoine et Eugénie Bellon. Né aux Merles, il avait ensuite vécu à la Combe.
Bertin Auguste Tron était né à Barcelonnette le 15/04/1885, fils d'Augustin (du Laverq, hameau du Duc) et Adèle Arvel (de Badieu à Uvernet). En 1911 il avait épousé Marie Julie Graugnard, institutrice, il était père d’un petit garçon…
Les lettres de ces soldats demeurent un témoignage précieux sur la guerre, il est important de les conserver, mais aussi de les partager. Ils ont dit « plus jamais ça », mais ce n’est pas encore bien compris.
Lettre du soldat JB Chevallier (Baptistin)
Le 11 décembre 1914
Chère sœur et beau-frère,
Je suis toujours en bonne santé pour le moment. J’ai écrit à la maison hier en leur disant de m’expédier un petit colis recommandé avec du chocolat ou du saucisson et du papier à lettre car ici on ne trouve rien et tous les autres en reçoivent. Je pense qu’ils ont reçu ma lettre sans cela vous le leur ferez savoir. J’ai de la veine d’avoir Bertin pour sergent. Je vois souvent Benjamin qui me dit qu’il n’a plus vu Joseph depuis l’attaque du Mesnil le 28 aout. Il me dit presque en pleurant qu’ils ont battu en retraite, qu’il s’est sauvé comme il a pu, qu’il s’était même perdu dans un autre régiment et il ne retrouva sa compagnie que le lendemain. Il en manquait plus de la moitié à l’appel et il n’a plus rien su de Joseph depuis ce jour. Il dit qu’il peut être prisonnier car les habitants d’un village voisin leur avaient dit que les prussiens avaient emmené beaucoup de bérets.
Ici il ne fait pas très froid mais il pleut toujours, on est dans la boue. Voilà bientôt 3 mois depuis que nous sommes partis de Gap pour la Valbonne, qu’on ne s’est plus déshabillés et qu’on n’a plus couché dans un lit. Si on a le bonheur de retourner de la guerre, on ne sera pas difficile. Excusez-moi car c’est très mal écrit, mon papier est dégueulasse, depuis que je le traîne dans mon sac plein de boue.
Lettre du soldat Bertin Tron
Un bout de carte est dessiné sur la lettre, la carte du front de Dunkerque à Nieuport (Belgique) et littoral mer du nord .
18 décembre 1914 - Nous sommes partis de L’A(illisible) dernier village français en autobus et sommes arrivés à Oost-Dunkerque le 15. Nous avons voyagé toute la nuit , puis avons cantonné 1 heure seulement sur le bord de la mer et sommes repartis à pied. Il était 3 heures. Il pleuvait !!! Nous sommes arrivés à Nieuport-Baden où nous devions passer l’Yser en barque. La marée était basse, les barques étaient enlisées nous n’avons pu passer là. Il était presque jour. Le combat était commencé. Nous avons été obligés de passer devant les canons qui sonnaient dur et sommes arrivés à Nieuport-Ville. Nous avons passé l’Yser et sommes retournés vers la mer à l’est de Lombartzyde. Et nous avons commencé notre travail. Il faisait un froid de chien, pluie, vent, sable. On claquait des dents. Les balles sifflaient, les obus tombaient. Il fallait prendre position quand même. Ce n’était pas gai parce que si nous ne pouvions pas nous établir nous étions prisonniers ou noyés. Bref nous avons passé la nuit dans des transes abominables. Nous étions terrés dans le sable, à l’affut. Vers minuit, nous entendons les boches charger à la baïonnette en hurlant comme des sauvages. Le sang bouillait, on les entendait de tous côtés. Puis on les voit venir… Quand je les ai vu à 10 mètres j’ai fait faire feu. Si vous aviez vu comme ils ont dégringolé ; toute la nuit ce furent des cris, des plaintes qui nous auraient fait mal si ce n’eût été des boches. Ceux qui étaient peu blessés, ou qui ne l’étaient pas, quand ils arrivaient devant nous se mettaient à genoux et imploraient en nous disant « camarades ». Vers 3 heures du matin nous étions embarrassés de prisonniers nous ne savions plus qu’en faire.
A 6 heures c’était le 16- il a fallu avancer. Nous l’avons fait sous une pluie de balles. Il fallait remplacer et soutenir la 13ème qui avait été assaillie et entourée la nuit. Bref nous nous faisions une tranchée dans le sable et attendons. Tout le jour les obus nous ont tombé à côté. Aucun ne nous a touchés. Le soir à la nuit nous avons avancé encore. Il fallait enjamber les cadavres boches, il y en avait ! oh ! cela faisait peur !!! nous occupons une tranchée et restons là. Je vous assure que je ne me voyais pas fixe. J’avais S…et le commandant de la compagnie avec moi mais ils comptaient sur moi. Je place mes sentinelles et j’attends. Vers 11 heures les boches partent encore en hurlant. Mes hommes étaient fous, ils voulaient tirer, je m’y opposais parce que je les voulais plus près, on ne les voyait pas ; à droite à gauche, devant et derrière les balles tombaient dru comme la grêle. Nous veillons toujours. Les obus s’étaient un peu arrêtés, les boches faisaient leur attaque sur la gauche, aussi la gauche les 3 autres sections de notre compagnie se régalaient à tirer, notre droite tirait aussi, peur d’être surprise parce qu’on n’y voyait rien. Par trois fois jusqu’à 4 heures les boches ont essayé de rompre nos lignes et 3 fois ils ont été reçus dans les formes. Nous avons fait cette nuit-là des prisonniers en masse. Une seule compagnie en avait 600 à elle seule finalement elle n’en a gardé que 500. Souvenez-vous de cette date du 16, nous nous en souviendrons…
A 6 heures du matin le 17 nous étions relevés pour venir cantonner à Nieuport dans des caves car les obus tombaient !
Nous avons les félicitations de tous le officiers généraux. Notre bataillon a enfin connu la gloire. Tout le monde nous félicite et notre renommée s’en va bien loin. Des prisonniers nous ont dit que les boches se seraient rendus plus nombreux s’ils n’avaient cru avoir affaire aux Marocains. Ils avaient peur d’être tués.
Faut-il vous dire que sans en avoir fait plus que les autres, j’ai eu ma part dans les récompenses. Hier le lieutenant m’a demandé encore ce que je voulais : adjudant ou médaille militaire. J’ai préféré rester dans le rang porter mon sac et mon fusil. Il m’a proposé pour la médaille… Le commandant de la compagnie me disait : « vous devriez être lieutenant vous » mais je n’en ai pas la touche et puis je ne me sens pas bien de capacité. D’ailleurs en choisissant la médaille, je les ai forcés à nommer comme adjudant un de mes collègues…
Mais il y a un point noir dans cette affaire. Croyez que j’ai pleuré dans la nuit du 17. Je vous ai dit que les obus ne nous ont pas épargnés, nous en avons bien reçu 200 dans cette nuit. L’avant dernier seul nous a fait du mal. A ma demi-section, 2 morts et 2 blessés. Parmi les morts, hélas ! la compagnie compte Chevallier d’Uvernet. Il est mort en brave après avoir fait tout son devoir… Attendez encore quelques jours pour l’annoncer à son père ! J’ai demandé à ce qu’on le lui annonce officiellement. J’ai pris son porte-monnaie et tout son contenu, le seul souvenir que j’ai pu prendre.
Bertin