Pêche à la carpe dans le lac du Lauzet
Chaque année au mois de juin l’association « la truite de l’Ubaye » organise au lac du Lauzet la fête de la pêche. Pêcher dans le lac du Lauzet c’est profiter du calme du lieu, du paysage majestueux de la forêt de mélèzes et de celui des Séolanes, c’est aussi –quelque fois- attraper du poisson et souvent des écrevisses (d’une espèce invasive introduite ces dernières années).
Mais la pêche dans le lac du Lauzet n’a pas toujours été une activité de loisirs. Ce fut longtemps une activité vivrière et sans doute lucrative.
Ce sont essentiellement les carpes qui étaient pêchées dans le lac. A l’état sauvage, ce poisson est originaire de l’est de l’Europe et de l’Asie. Ce sont les Romains qui les auraient introduites dans les lacs et étangs pour en développer l’élevage destiné à la consommation humaine.
Ce poisson était très apprécié pour son goût – il a longtemps été à la table des rois- et aussi pour ses qualités de fécondité et de longévité. Mais également pour sa capacité à survivre de longs moments hors de l’eau si ses écailles restent humides. Cela permettait de transporter la carpe vivante dans de la paille mouillée pour la proposer à la vente. C’était un mets de choix pendant le carême.
Avec un corps allongé et trapu généralement couvert d’écailles et aux lèvres épaisses, une bouche protractile (la nourriture est aspirée) la carpe commune porte 4 barbillons. D’une longueur moyenne de 60 cm et d’un poids moyen de 8 kg, c’est un poisson débonnaire et omnivore, actif au crépuscule et la nuit et qui, l’hiver, s’enfouit dans la vase quand le lac est gelé ou presque.
De nos jours, la pêche à la carpe est une activité assez sportive, qui nécessite de la force et de la technique, et quasiment partout les carpistes pratiquent le « no kill » (= les carpes sont relâchées vivantes dans l’eau après quelques photos).
Les carpes ont toujours présenté de l’intérêt, de nombreuses locutions y font référence : « muet comme une carpe », « bailler comme une carpe », « le saut de carpe »(en gymnastique) ou encore le « mariage de la carpe et du lapin » pour parler d’une alliance entre deux choses incompatibles.
En 1827, Jean Joseph Manchoi (1), habitant du Lauzet est condamné à une amende de 30 francs par le garde des forêts au motif qu’il pêchait dans le lac sans en être fermier ou pourvu d’une licence et qu’il ne pêchait pas à la ligne flottante (il avait 4 lignes dormantes et appâtait avec du blé cuit. (2) Il est relaxé de cette condamnation une première fois par le tribunal de Barcelonnette puis en appel par celui de Digne. Ces tribunaux ont considéré que l’Administration forestière n’était pas compétente pour les eaux du lac du Lauzet et que tous les habitants du Lauzet disposaient de la faculté de pêcher dans le lac (courrier du Maire à l’appui). Mais l’Administration, tenace, porte l’affaire en Cour de Cassation et celle-ci casse et annule les 2 jugements : cet arrêt reconnait à l’Administration forestière le droit de constater et de poursuivre les délits relatifs aux eaux communales et qu’un délit de pêche ne peut être excusé au motif que tous les habitants jouissent de cette faculté.
Jean Joseph Manchois ne se contentait pas d’être un pêcheur renommé (dans les actes juridiques au moins), il était aussi un célèbre aubergiste… Dans un petit écrit sur l’usage fréquent au Lauzet, d’après l’auteur, du terme de « Toutunn !» publié dans « Impressions de voyage dans les Basses Alpes » de D.C.C.Gorde (1888) on peut lire :
« C’est encore à Toutunn que se trouvait une auberge renommée, tenue par un brave homme et ses quatre gaillardes filles. C’était l’auberge du poison fré (lisez : poisson frais). Pour rassurer d’avance les voyageurs, l’enseigne se traduisait elle-même par l’image d’une carpe vénérable. Vous ne vous imaginiez pas les dommages que les carpes causaient au père Chouaman (3) et les avantages qu’il en retirait.
Le papa Chouaman était fermier du lac. Se moquant de ses lignes de fond, narguant l’administration, les grosses carpes se promenaient la nuit autour du lac et mangeaient les jeunes pousses de mélèze. Le garde se fâchait et verbalisait contre le fermier, qui ne maintenait pas son bétail dans ses limites. C’était fâcheux ; mais le bon côté du délit, c’était la saveur donnée par les pousses de mélèze au beurre des carpes qui venait dans la barque se faire traire matin et soir.
On riait beaucoup chez le père Chouaman. Si on y mangeait des carpes, on y buvait autre chose que de l’eau du lac.
Les carpes du lac du Lauzet ont acquis leurs lettres de noblesse dans le roman d’un des plus grands écrivains français : dans Les Misérables de Victor Hugo (1802 1885), Jean Valjean, ancien forçat condamné pour le vol d’un morceau de pain, libéré du bagne de Toulon, arrive à Digne. Il veut se restaurer :
« L'homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle s'ouvrait de plain-pied sur la rue. Tous les fourneaux étaient allumés; un grand feu flambait gaîment dans la cheminée. L'hôte, qui était en même temps le chef, allait de l'âtre aux casseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné à des rouliers qu'on entendait rire et parler à grand bruit dans une salle voisine. Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée de perdrix blanches et de coqs de bruyère, tournait sur une longue broche devant le feu; sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d'Alloz. »
Jean Valjean, chassé de cette auberge, puis de la suivante, est finalement hébergé par l’évêque de Digne : Monseigneur Myriel. Le lendemain, Jean Valjean s’enfuit après avoir volé les couverts en argent. Il est rapidement arrêté et ramené chez l’évêque qui – pour le protéger- dit lui avoir donné les couverts et lui donne également des chandeliers en argent. Le personnage de l’évêque a été inspiré à Victor Hugo par Bienvenu de Miollis, évêque de Digne de 1805 à 1838, homme réputé bon et généreux, qui pourrait d’ailleurs être prochainement béatifié par l’Eglise catholique. Il aurait entendu parler de ce bon évêque par ses deux frères. Ils ont dû également évoquer les carpes du lac du Lauzet ….
1) Ecrit aussi Manchois, Mansoy, ou Mansois. Son père, soldat en séjour suite à une invalidité à Saint-Vincent, était originaire du Berry. Marié à Marie Rose Bonnenfant ils eurent 9 enfants dont 4 décèdent jeunes. Une seule de ses filles a eu une descendance à la suite de son mariage avec Jean Joseph Dou en 1872.
2)Cet appât est toujours apprécié : une célèbre et connue chaine de magasin de sport propose sur son site pour la pêche à la carpe des « bouillettes » décrites comme un mélange de farines assemblées par des œufs avec lesquelles sont formées des billes cuites à l’eau.
3) Chouaman .. ? C’est du verlan : la 1ere syllabe est la dernière
Merci à Marie Christine DUVAL pour ses conseils, ses encouragements et les illustrations.