Rassemblements séditieux au Laverq
les troupeaux des fermiers sont empêchés d'entrer dans la montagne de la Blanche de Laverq
A la Révolution Française la montagne pastorale de La Blanche est devenue bien national et a été vendue en 1794 aux frères Jaubert dits de Villevieille, de Barcelonnette. Les habitants de Méolans en profitaient auparavant par le biais de la Confrérie du Saint Esprit qui la gérait, ils se sentent alors privés d’un bien commun et certains vont réagir. Les habitants du Laverq se seraient-ils livrés à des voies de fait ? Les fermiers des frères Jaubert sont « empêchés » d’entrer avec leurs troupeaux, leurs bergers auraient été menacés et même agressés par des bandes de citoyens armés.
Les incidents se multiplient au fil des saisons d’alpage, malgré les plaintes des frères Jaubert. Les tribunaux sont saisis. L’affaire va durer plusieurs années, instruite successivement devant le juge de paix du canton, le tribunal correctionnel de barcelonnette puis le tribunal criminel spécial. Les inculpés risquent la peine de mort.
En 1797 débute un premier procès civil. Après d’autres baïles bergers, c’est Pierre Bellon, de Fours, qui a pris le fermage, mais il a dû renoncer à faire paître dans la Blanche, par peur de représailles, et parce que la cabane n’était plus habitable ; il refuse donc de payer le loyer aux frères Jaubert. S’en suit alors une enquête sur les agissements des citoyens du Laverq qui ne respectent pas la propriété d’autrui et entravent le travail des fermiers. En attendant, Bellon est condamné à payer le fermage et des intérêts, il n’avait qu’à pas renoncer au pâturage.
Mais les plaintes des frères Jaubert remontent jusqu’au ministre, il aurait été commis des faits très graves : rassemblements séditieux, attaques armées des bergers, destructions de récoltes, « bêtes à laine tuées », vols de bois et même incendie ?
Les exactions contre des acquéreurs de biens nationaux ne sont pas exceptionnelles, et même très violentes, des lois très sévères vont être votées pour punir non seulement les assassinats mais également toutes les actions jugées anti-républicaines ; ainsi les attroupements séditieux sont qualifiés de crime et les participants punis de la peine de mort, jugements sans possibilité de cassation. Les municipalités mises en place par l’administration départementale peuvent être mises en cause en cas de problèmes récurrents.
La municipalité de Méolans est donc mise en garde et prend un arrêté le 21 fructidor An VI (7/09/1798) : « considérant combien il est regrettable de se voir rappeler les devoirs qu’elle (la municipalité) n’a jamais cru devoir oublier et n’a jamais vu qu’avec peine la propriété des frères Jaubert dévastée, sans pouvoir y porter remède… elle ignore si jamais aucun baïle berger s’est présenté pour faire manger les herbages et s’il en aye été détourné… Arrête que les gardes champêtres seront expressément chargés de surveiller l’introduction des troupeaux et d’en dénoncer les auteurs sous peine d’être privés de gages et d’être dénoncés eux-mêmes au directeur du jury… » Le maire André Reynaud (1) n’oublie pas de dénoncer la « cupidité » des habitants de ce quartier de Laverq, éloigné du chef-lieu de Méolans et impossible à surveiller.
Arrêté très efficace puisque 3 jours après, le garde champêtre Richaud signe une dénonce (c’est le terme de l’époque) qui accuse Jean Baptiste Reynaud fu Dominique, 66 ans, notaire du Laverq, et son fils Joseph Dominique, ainsi que Jean Baptiste Milles fu Antoine 47 ans, berger à Arles, habitant aux Viels en été. Tous 3 font l’objet d’un mandat d’amener et traduits devant la justice, comme des brigands.
Selon le ministre « Je suis informé, Citoyen préfet, que les propriétés des Sieurs Jaubert situées au hameau de Laverq, commune de Méolans, sont devenue depuis l’An III (écrit en l’An IX) le théâtre des excès d’une troupe de brigands ; ils ont brûlé la maison, arraché les arbres, dévasté les prairies, enfin toutes les personnes qui se sont présentées pour en recueillir les récoltes de la part des propriétaires ont été menacées, poursuivies, et contraintes d’abandonner leur entreprise. »
L’administration centrale est toutefois bien embêtée car la dénonce du garde champêtre ne concerne que l’introduction de troupeaux sur une propriété privée, un simple délit rural, alors que l’on recherche les coupables d’odieuses voies de fait, d’autant plus graves que la propriété, issue d’un bien national, appartient désormais à des militaires dévoués à la défense de la patrie. Un des frères Jaubert parti avec Bonaparte se trouve au même moment en Egypte. A la préfecture on insiste pour que les poursuites soient rigoureuses et exemplaires, le secrétaire de préfecture écrit : le titre des acquéreurs leur donne droit à une protection spéciale.
Devant le tribunal correctionnel les 3 accusés se défendent de toute exaction. Jean Baptiste Reynaud déclare qu’il faisait paître ses 162 bêtes à La Sellette, sur des pâturages communaux. Son fils Joseph Dominique en avait 160 à Gautier, en dehors de la propriété des frères Jaubert. Jean Baptiste Milles est un peu plus embêté il faisait manger 150 brebis sous le Jas des Sellettes comme il l’avait toujours fait avant 1794. Notons que la montagne de la Blanche ne sera bornée qu’en 1829.
Les habitants sont interrogés, et le maire de Méolans, qui est maintenant Hyacinthe Gilly, dépose auprès du tribunal : « J’ai acquis la certitude qu’il n’a pas été commis sur cette montagne tous les délits dont on se plaint, 1e il n’y a pas eu d’incendie, 2e on n’y a point coupé des arbres parce qu’il n’en existe point sur cette montagne, 3e on n’a jamais enlevé les récoltes parce qu’il n’y en a jamais eu … il est vrai on doit avoir démoli la cabane qui servait de retraite aux bergers, on doit avoir introduit des troupeaux sur cette montagne pour faire manger les pâturages, cette propriété n’ayant jamais produit d’autres fruits… la commune a pris toutes les dispositions mais elle ignore si des menaces ont été exercées contre les bergers… ces faits se seraient-ils passés la nuit sans laisser de traces ?... »
Aucun participant aux « rassemblements armés » ne sera identifié, mais reste l’accusation très grave d’incendie. Finalement le substitut du procureur, qui n’est autre que Jean Baptiste Arnaud notaire de Méolans propose : il faut envoyer sur place dans la montagne le juge de paix du canton, Jean Jacques Derbezy, autre notaire, et il verra bien si la cabane a brulé. Me Derbezy y va le 16 frimaire an IX (7/12/1800), mais la neige est tombée, il conclut qu’il ne peut faire aucune constatation étant donné la couverture neigeuse.
Le 18 pluviôse an IX (7/02/1801) est promulguée la loi instituant dans les départements un Tribunal Criminel Spécial, avec jury populaire, qui juge les crimes les plus graves. Le 1 germinal an X (22/03/1802) l’affaire est transférée de Barcelonnette à ce nouveau tribunal qui siège à Digne, les faits présumés relevant de cette juridiction …
Mais pas de condamnation à mort ! Les prévenus sauvent leur tête, après des mois de tracas, et un séjour indéterminé en prison. Jean Baptiste Reynaud dont les registres de notaire s’étaient arrêtés le 4 mars 1799, décède chez lui aux Reynauds le 4 mars 1805, et son fils le 13 mars 1820, aussi au Laverq. Les frères Jaubert s’empresseront de revendre leur montagne. L’affaire aux multiples rebondissements est engloutie dans les archives judiciaires.
(1) André Reynaud sera démis de ses fonctions et poursuivi en justice pour prévarication, autre histoire de « cupidité » …
Sources AD AHP cote L391