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Un cercle de poètes disparus

Publié par Marie Christine Duval le mardi 5 septembre 2023

Pour meubler ses longs loisirs d’hiver et rompre la monotonie de sa petite ville, la bourgeoisie de Barcelonnette a toujours aimé les sociétés littéraires.

Pas question de veillées paysannes dans un coin d’étable, il a existé des salons où se tenaient des conversations savantes, des lectures poétiques et même des représentations théâtrales. Les tragédies antiques jouées par le préfet et son épouse eurent beaucoup de succès, presque autant que les dîners pantagruéliques qui clôturaient les réunions académiques.

Un dîner de philosophes.Jean Huber
un diner de philosophe, Jean Huber © wikimedia

C’est un juge, Damien Manuel, qui a animé le cercle littéraire pendant toute la première moitié du 19ème siècle. Ce magistrat se sentait l’âme d’un poète. Pas un banquet, pas une noce ou une fête sans une composition de sa plume en prose ou en vers. Hélas aucune de ses œuvres n’est devenue célèbre.

Damien Manuel était né à Barcelonnette en 1773 ; cousin et ami du célèbre député Jacques Antoine Manuel, il est pris comme lui dans le tourbillon de la Révolution puis de l’épopée Napoléonienne. De quoi contrarier une carrière littéraire. Damien avait composé une première œuvre de jeunesse : « Le jugement d’un agneau , comédie tragique en deux actes , dont la scène se passe à Faucon ». Il devient donc procureur puis juge, et président de la société littéraire.

J. Antoine Manuel wikimedia col. chateau de versailles
Jacques Antoine Manuel député, tableau du Chateau de Versailles © wikimedia

Damien s’essaye aussi à la députation en 1815 avec Jacques Antoine, mais n’obtient que trois voix à un premier tour ; c’est Jacques Antoine Manuel qui devient le député des « Cent Jours », et Damien sera son suppléant. « L’éloquent Manuel » a déjà choisi sa carrière et ne se sent pas l’âme d’un poète, il l’a écrit lui-même à Damien qui lui réclamait un poème :

« Mon cher Damien va lever les épaules, sans doute, en lisant cet ouvrage, ou pour mieux dire ce barbouillage qui, il faut l’avouer, sent furieusement le fiévreux ; mais il voudra bien me pardonner cette folie à laquelle je ne me suis décidé que pour me procurer quelques fruits de ta muse exercée sur lesquels je puisse civiliser la mienne, qui est encore plus que farouche et sauvage ».

Et Jacques Antoine écrit quelques vers… qui se terminent ainsi :

« …
 Et, puisque sans soutien je ne puis seulement
         Pour exciter ta bienfaisance
Te composer deux mots de compliment,
Désirant néanmoins, si la chose est possible,
         Te décider à m’envoyer
Celui de tes bouquins qui sera disponible
         Pour m’empêcher de m’ennuyer
Dedans un ermitage aussi froid que pénible
         Où mes amis paraissent m’oublier,
         Je viens encore te supplier
         De ne pas cesser de bien faire.
Ne te fatigue point d’un emprunt nécessaire ;
Un refus de ta part pourrait m’humilier.
Tu verrais à quel point va ma reconnaissance
Si le sort te plaçait en aussi triste lieu.
Je ne dis plus qu’un mot, car ma fièvre s’avance :
Si tu ne peux prêter par pure complaisance,
Fais-le, mon cher, pour l’amour du bon Dieu. »

Cet ermitage froid, en un si triste lieu, serait-il la maison natale à Barcelonnette ?... On excusera l’auteur, fiévreux ce jour-là.

Jacques Antoine poursuit son destin national, Damien reste à Barcelonnette et anime la vie culturelle avec d’autres bourgeois ou magistrats. Une vie culturelle qui s’adapte à tous les régimes politiques qui se succèdent, sauf quelques points forts immuables : on se moque des dames, sans galanterie aucune , surtout des plus laides et des demoiselles qui prônent le célibat ; on déteste Rousseau et sa philosophie, alors on défie à la plume un de ses admirateurs, le comptable de l’hôpital, autre auteur sans succès et à « l’horrible figure »…

Conséquence inattendue, les documents de justice se teintent de notes littéraires et philosophiques sous la plume du juge-poète, et les jugements empruntent le vocabulaire de la comédie ou de la tragédie. Mais attention, le magistrat n’est pas un romantique.

 Ainsi en 1810 quand Damien Manuel constate le suicide de Catherine Charpenel qui s’est jetée dans l’Ubaye en crue, il écrit au procureur général impérial : « J’ai l’honneur de vous rendre compte d’un nouvel évènement malheureux, déplorable fruit de la démoralisation et des idées prétendues philosophiques sur le suicide trop libéralement répandues par tant d’auteurs honteusement fameux. »

La pauvre femme était veuve et élevait seule deux enfants, pas sûr qu’elle ait lu les auteurs honteusement fameux…  ( Chateaubriand avec son roman René ?)

rené de chateaubriand gallica
René de Chateaubriand, qui songe au suicide © Gallica. On remarque la similitude des postures dans les portraits de l'époque.

En tout cas le poète-magistrat n’est pas devenu fameux (hormis pour quelques férus des petites histoires de la Valeïa !). Si son œuvre n’est pas passée à la postérité, elle n’est toutefois pas perdue, du moins pas encore, car un de ses fils l’a recueillie ; elle repose désormais aux archives départementales des Hautes Alpes, hélas victime d’une coquille : D. Manuel fut enregistré Daniel Manuel.

Sources : Annales des Basses-Alpes, 1905 : « la société littéraire de Barcelonnette et sa pléiade ». BNF Gallica.
et quelques documents des Archives Départementales des Alpes de Haute Provence (2U08,3M002)  

Généalogie : Damien Manuel est né le 23/01/1773 à Barcelonnette, fils de Jean Antoine Manuel, chirurgien, et de Marie Magdeleine Proal. Son parrain était le docteur Damien Donneaud de Jausiers. En 1801 il épouse la fille du juge Grassy : Jeanne Delphine. Il est décédé en 1850 à Faucon de Barcelonnette.

 


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