Un dragon dans l'œil du mulet
C’est une affaire judiciaire très sérieuse, le juge a nommé deux experts pour examiner le mulet.
Hyacinthe Derbez a vendu un mulet à Laurent Berthelot. On ne soulignera jamais assez l’importance de ces animaux de bât qui circulaient par milliers sur les chemins des Alpes, d’autant plus que Laurent Berthelot est muletier. Bien vite il soupçonne une « tare » de sa nouvelle bête et veut annuler la transaction. Comme Derbez ne veut rien entendre, il porte plainte devant le tribunal de Barcelonnette.
Le juge ordonne une expertise. Deux experts sont nommés : Pierre Tron ancien muletier et Pierre Léautaud maréchal ferrant, qui vont rédiger, de leur main, un savant rapport pour éclairer cette affaire, car cela se passait au siècle des lumières.
Laurent Berthelot a décelé une tache blanche dans l’œil gauche du mulet. Il soupçonne une « maladie de la lune ».
Le mulet est amené à 10 h du matin, le 8 novembre 1782, à Barcelonnette, dans l’écurie de l’auberge tenue à ferme par Jean Davin, bâtiment qui appartient à Jean Matheron négociant (un bon rapport d’expert se doit d’être précis). On commence par lire l’ordonnance du juge, on examine les yeux du mulet : oui il y a bien une tache blanche dans le bas de l’œil gauche. A midi on se sépare sans conclure, il faudra se revoir.
La deuxième convocation durera quatre heures et non plus deux. Les experts mènent le mulet jusqu’à la place des Pères Prêcheurs, il a toujours la tâche blanche. Il faudra encore un examen.
A l’examen suivant une « lumière » est fournie pour mieux éclairer l’œil dans l’écurie. La tâche blanche est toujours là. Mais attention disent les experts : la maladie de la lune ne se manifeste qu’à la lune montante, il faudra attendre une bonne lune ; le juge le sait aussi, il valide.
L’expertise est enfin rendue, rédigée par les deux experts eux-mêmes, au prix de 9 livres pour chacun : Le mulet a un dragon dans l’œil gauche.
C’est grave, Docteur ?
Et bien pour le « dragon » nous ne pouvons pas vous renseigner. Était ce bien le « mal de lune » ou le début d'une simple cataracte? Pas de suite judiciaire trouvée, qui pourrait nous donner des nouvelles de l'animal. Vu le prix de l’action en justice il est fort possible que vendeur et acheteur aient trouvé un arrangement. Derbez était représenté par Me Magnaudy et Berthelot, qui circulait à Demonte en Stura, par Me Berlie : la facture s’annonçait plutôt salée.
On peut toutefois préciser que cette maladie lunatique est devenue la « fluxion périodique », avec des noms encore plus savants, comme uvéite… Hélas elle est très douloureuse pour la pauvre bête et la rend aveugle. Au 19ème siècle elle a été classée par le code rural comme cause d’annulation de vente, en prévoyant un délai de 6 mois après la transaction pour la déceler…
Sources : Archives Départementales des Alpes de Haute Provence, Sénéchaussée de Barcelonnette (B0611)