Une fratrie orpheline
C’était début juin, Eugène était dans La Crau avec les moutons, on commençait la transhumance. Ce n’est qu’en arrivant à Allos qu’il a appris ce qui s’était passé. Il venait de perdre ses deux parents en l’espace de quelques heures. Sa mère avait mis au monde une petite fille dans de très mauvaises conditions, alors son père angoissé était parti au plus vite chercher le docteur, le chemin est long et très dénivelé ; de retour à la maison son papa, rudement éprouvé par le diagnostic du docteur, avait été terrassé par une crise cardiaque. Quelques heures après, sa maman décédait elle aussi.
La famille habitait « Valboyère » au-dessus de La Foux, lieu-dit encore plus petit qu’un hameau puisqu’il n’y avait que deux maisons accrochées à la montagne. C’est le jeune voisin Bienvenu Gay qui a eu la triste mission d’aller déclarer les décès et aussi la naissance du bébé, que l’on a appelée Marie Rose, en mémoire d’une fille ainée décédée.
Hilarion Pin et Césarine Clariond s’étaient mariés au Laverq en 1874. On dit que Césarine qui était née à Peynier dans le Laverq pensait partir habiter au village de la Foux, près de l’école, de l’église et de son frère déjà installé là-bas, mais ne se doutait pas que la maison Pin était si haut dans la montagne. Une dure vie l’attendait.
A leur décès en 1895 le couple laissait sept jeunes orphelins, deux garçons et cinq filles. Les enfants, même les plus âgés, n’ont pas pu rester longtemps seuls, malgré la tutelle et le soutien des oncles paternels Pin, Jules et Ferdinand le cordonnier du village. Les deux garçons, Eugène et Ferdinand, ont été placés chez d’autres agriculteurs d’Allos, Nathalie est partie à Barcelonnette chez l’aubergiste Jean Baptiste Gay, les petites filles Léonie, Julie, et Zoé ont été confiées à l’orphelinat de Digne, le bébé Marie Rose est partie en famille d’accueil.
La fratrie a donc été en partie dispersée, chacun a suivi un destin différent, mais le lien n’a pas été rompu, comme aime à le raconter leurs descendants. Il aura fallu tout de même deux décennies et la fin de la grande guerre pour quelques retrouvailles.
Eugène et Ferdinand se sont installés à Allos, dans des hameaux différents, et ont fondé chacun une famille, à la descendance nombreuse.
Les vieux du village aimaient à raconter le jour où les deux frères sont allés à la gare chercher Nathalie : ils ne l’ont pas reconnue. Il y avait sur le quai une belle dame élégante, l’un dit à l’autre en patois :
_« Trop belle cette dame, sûr que ce n’est pas elle ».
_ « Eh là ! Je comprends tout ce que vous dites, mes frères ! ».
Nathalie apportait des cadeaux, de la belle vaisselle, on a chargé la mule mais le voyage était long et tortueux, le chargement a fini par chavirer dans les derniers lacets, la vaisselle a été cassée.
Nathalie, qui avait été placée à l’auberge de Barcelonnette, avait embarqué pour le Mexique, mais sur le bateau elle a rencontré l’homme de sa vie et l’a ensuite suivi jusqu’à Buenos Aires où ils ont fait fortune. Le bonheur ne dura pas très longtemps, Nathalie devint veuve en 1918, et ne s’est jamais remariée. Revenue vivre à Nice, jusqu’en 1952, elle avait fait édifier à Allos, pour elle et son mari, un grand tombeau de marbre, comme un digne Mexicain de Barcelonnette.
Nathalie avait pu faire venir sa petite sœur Julie en Argentine, et celle-ci s’y est mariée. La famille est ensuite revenue vivre à Valensole.
Léonie était décédée quelques mois après son placement à l’orphelinat.
Il y avait encore une petite fille de 7 ans en 1895 : Marie Zoé Joséphine, prénom d’usage Zoé ou aussi appelée Delphine, mais quel fut son destin ? Son histoire reste à découvrir.
La petite fille mise au monde dans des circonstances si tragiques a d’abord été placée en nourrice à Allos chez Marius et Eléonore Gravier, puis dans une famille d’accueil des Omergues, dans la vallée du Jabron, chez le garde champêtre Eugène Blanc, dont elle gardera un bon souvenir et avec qui elle entretiendra toujours de bonnes relations. Employée plus tard à la pharmacie d’Oraison elle y a rencontré son futur mari. C’est le pharmacien d’Oraison qui lui a conseillé de prendre contact avec ses frères d’Allos.
Il aura donc fallu attendre plus de vingt ans pour quelques retrouvailles heureuses, quelques célébrations familiales chaleureuses, entre deux guerres et après bien des deuils.
Quelques renseignements généalogiques,
à noter que le prénom d’usage avec les proches n’est pas souvent le premier prénom de l’état civil.
Jean Baptiste Hilarion Pin (fils de Joseph Alexis et Marie Delphine Pin ) est décédé le 3 juin 1895 à 19h.
Son épouse Marie Césarine Octavie Clariond (fille de Jean Baptiste André et Marie Henriette Donneaud) est décédée le 4 juin 1895 à 9h du matin.
Leurs enfants en 1895 :
Joseph Eugène né en 1877
Nathalie Clémence née en 1879
Ferdinand Bienvenu Emile né en 1881
Léonie Léontine née en 1883
Marie Zénobie Julie née en 1886
Marie Zoé Joséphine née en 1888
Marie Rose née le 2 juin 1895 à 5h du matin
Photos Famille Pin